Voilà quelques jours que je me plonge dans une histoire que je ne méconnais que trop peu, celle de l'Algérie. Envie toute simple de partager.
Avec un dossier du Monde:
http://medias.lemonde.fr/medias/pdf_obj/sup_algerie_041027.pdf
Avec un long article de l'Encyclopediae universalis, qui commence après que ben Bella, soutenu par boumedienne, ait gagné le pouvoir grâce à une sorte de coup d'état contre les combattants de l'intérieur, et contre les prmoteurs du pluralisme démocratique:
4. ALGÉRIE (1962-1992)
Un pays au bord de la guerre civile
(Encyclopaedia Universalis, DVD-ROM, Version 6, 2000, Article « Algérie »)
Le 3 juillet 1962, à la suite d’un référendum portant sur l’autodétermination du pays, l’Algérie accède officiellement à l’indépendance. Les Européens quittent en masse le nouvel État, déchiré dès sa naissance par des luttes féroces pour le pouvoir. Ahmed Ben Bella, un des fondateurs du F.L.N., emprisonné de 1956 à 1962 par les autorités françaises, et ses partisans créent à Tlemcen un «bureau politique».Il se pose en rival direct du Gouvernement provisoire de la République algérienne (G.P.R.A.), structure née en 1958, pendant la guerre, et dirigée par Benyoucef Benkhedda. D’autres divisions voient le jour: aux maquisards de «l’intérieur» s’opposent les combattants de l’armée de «l’extérieur» (l’armée des frontières), stationnée en Tunisie et au Maroc. Pendant que s’organise la chasse aux harkis, supplétifs des forces françaises durant la guerre d’indépendance, les clans se déchirent au sein du F.L.N, sans pouvoir contrôler des groupes armés parfois très autonomes. En cet été de 1962, l’unité de l’Algérie est en jeu. L’économie du pays est en ruine: le départ massif des pieds-noirs (Européens d’Algérie) a complètement désorganisé une économie de type colonial ébranlée par huit années de guerre (1954-1962). Près de la moitié de la population vit dans une misère totale.
Mais la guerre civile ne se prolonge pas: Ahmed Ben Bella, soutenu par Houari Boumediene et l’Armée de libération nationale, la fameuse «armée des frontières», s’impose à ses adversaires politiques. Il est investi à la tête du gouvernement le 29 septembre 1962 et élu à la présidence de la République le 15 septembre 1963. Tout reste à faire pour le premier président de l’Algérie indépendante.
L’expérience autogestionnaire (1963-1965)
Le 20 mars 1963, Ahmed Ben Bella présente à la radiotélévision le décret portant organisation et gestion des entreprises industrielles ainsi que des exploitations agricoles jugées vacantes du fait du départ des Européens. Le 1er octobre de la même année, il annonce la nationalisation des dernières propriétés appartenant à des colons français.
L’objectif du nouveau pouvoir est de «rattraper le retard accumulé pendant cent trente ans de domination coloniale».Dans un environnement où le Tiers Monde émerge sur la scène internationale, et où Nasser, en Égypte, s’est imposé comme le père du nationalisme arabe, l’Algérie opte sans hésiter pour une voie socialiste de développement.
L’«autogestion» devient le maître mot qui doit mobiliser et permettre de transformer l’Algérie. Le nouveau gouvernement promulgue des «lois de nationalisation des biens vacants», les fermes des colons français sont saisies, collectivisées et dirigées par des «comités de gestion». L’absence totale de préparation de la population à ce type d’expériences rend difficile la mise en œuvre de l’autogestion. Des projets de socialisation gigantesques, dans le domaine industriel en particulier, sont ébauchés, sans base sociale réelle. En 1963, l’Algérie est forcée de contracter auprès de la France un prêt de 1.300 millions de francs (complété par 500 millions de francs empruntés auprès de l’U.R.S.S. et 250 millions de francs auprès de la Chine populaire).
Malgré ses talents politiques, Ahmed Ben Bella ne peut éviter l’éclatement du noyau historique du F.L.N.: en septembre 1962, Mohammed Boudiaf, l’un des dirigeants historiques de l’indépendantisme algérien, quitte le F.L.N. pour fonder le Parti de la révolution socialiste (P.R.S.), qui conteste la légitimité du nouveau pouvoir. Ferhat Abbas, premier président du G.P.R.A en 1958 et de l’Assemblée constituante en septembre 1962, s’éloigne de Ben Bella, qu’il juge trop antioccidental. En avril 1963, Mohammed Khider, un autre responsable de l’insurrection de novembre 1954, démissionne de son poste de secrétaire général du F.L.N. Hocine Aït Ahmed, compagnon de Ben Bella dans les geôles françaises, crée en 1963 le Front des forces socialistes (F.F.S.) qui s’ancre dans l’opposition. En 1964, une révolte armée éclate, menée par le colonel Chaabani, soutenu par Hocine Aït Ahmed et Mohammed Khider, qui annonce, en août 1964, «geler le trésor du F.L.N.», amassé pendant le conflit contre la France. Le 17 octobre 1964, Hocine Aït Ahmed est arrêté en Kabylie (il sera condamné à mort, puis gracié). Le spectre de la guerre civile réapparaît.
L’isolement de Ben Bella
Au premier congrès du F.L.N. (16-21 avril 1964), Ben Bella affirme avec force la primauté de l’action révolutionnaire sur les tâches de construction institutionnelle et de réorganisation du pays. Cette dénonciation de la thèse du primat de la construction étatique vise le clan Boumediene, tandis que Ben Bella désigne lors de ce congrès les «éléments liés à la bourgeoisie» comme une menace pour le pays, ce qui illustre «la fréquente utilisation, en cette période de l’histoire algérienne, des schémas d’analyse marxistes aux fins de sublimer en luttes de classes des affrontements pour le pouvoir» (G. de Villers).
Au début de 1965, l’Algérie doit faire face à la montée du chômage, à un exode rural massif et à une crise économique grave. L’émigration vers l’Europe se développe. Ben Bella est cependant convaincu de bénéficier du soutien populaire. Mais l’élimination de ses principaux adversaires politiques a surtout profité à Houari Boumediene, ministre de la Défense. Le 19 juin 1965, il fait arrêter Ben Bella, aux motifs de «culte de la personnalité», «liquidation des cadres révolutionnaires», «confusions idéologiques» et «gaspillage des ressources du pays». Ben Bella restera enfermé, sans jugement, jusqu’en 1980.
La construction d’un État fort (1965-1978)
La politique étrangère de Boumediene
Introverti, idéologue austère et autoritaire, Boumediene va marquer l’histoire de son pays. Le colonel Boumediene dirige le pays à la tête d’un Conseil de la révolution. Méfiant à l’égard du F.L.N., qu’il juge comparable à un «corps sans âme», il va appuyer son pouvoir sur l’armée et sur la redoutable «sécurité militaire» pour éliminer toute opposition. Mohammed Khider sera assassiné à Madrid en 1967 et Krim Belkacem retrouvé étranglé dans sa chambre d’hôtel à Francfort en 1970.
À l’inverse de ce qui a été souvent écrit, c’est l’État-armée qui contrôle le F.L.N., et non le parti unique qui tient l’État. Le nouveau pouvoir met en place des structures municipales, pour contrôler davantage la société, légitimées par des «chartes communales». La Charte nationale de 1976, document de référence idéologique du régime, consacre le socialisme comme une «option irréversible», et fixe les grandes orientations politiques économiques et culturelles. La Constitution de novembre 1976 confirme «l’islam comme religion d’État». La première Assemblée populaire nationale est élue le 25 février 1977.
C’est sur la scène régionale et internationale que Boumediene obtient ses succès les plus importants. Les intellectuels du Tiers Monde, mais aussi français, applaudissent au «miracle algérien».Lors de la Conférence des pays non alignés à Alger en septembre 1973, l’Algérie offre l’image d’un État révolutionnaire, prompt à soutenir tous les «mouvements de libération» et à bouleverser les rapports Nord-Sud. Ce prestige incontestable dans le Tiers Monde n’empêche pas le régime algérien de commettre des erreurs sur le plan intérieur face à une situation difficile.
L’échec du «modèle développementaliste» de Boumediene
Le 24 février 1971, le président Boumediene amorce la «décolonisation pétrolifère». Au vieux régime des concessions est substituée une prise de contrôle à 51 p. 100 des sociétés pétrolières françaises. Le pétrole et le gaz sont nationalisés. Seule la Compagnie française des pétroles (Total) acceptera de continuer ses activités, les autres compagnies pétrolières quittant l’Algérie. La France boycotte le pétrole algérien tandis que le dinar se dégage de la zone franc. Se développe alors la Sonatrach, qui devient la grande compagnie nationale chargée de prospecter et de commercialiser le pétrole algérien.
Le processus de nationalisation des intérêts pétroliers étrangers indique une radicalisation des choix stratégiques du pouvoir sur le plan politique. Il a pour effet l’accroissement des ressources que l’État espère mobiliser en faveur du renforcement de son contrôle sur les principaux moyens de production et d’échange
À la fin de 1973, le premier choc pétrolier multiplie par trois les recettes tirées des hydrocarbures. La stratégie algérienne de développement accorde un rôle majeur à ceux-ci en tant que source principale de financement de l’industrialisation. Elle privilégie la transformation sur place des ressources minières et pétrolières. Ce caractère «industrialisant» des hydrocarbures doit donc contribuer à la réalisation d’un système productif cohérent.
Dans la foulée, Boumediene crée soixante-dix sociétés nationales, qui structurent totalement le tissu économique et sont censées assurer un développement à marche forcée. Son principal ministre, Belaïd Abdesslam, impose le concept des «industries industrialisantes» qui, dans la réalité, dépasseront rarement 30 p. 100 de leur capacité de production. Pour réussir le «décollage économique», Boumediene lance aussi la «révolution agraire», qui échouera pour de multiples raisons: distribution inéquitable des terres, bureaucratie, inexistence de circuits de distribution... En revanche, les efforts en matière de scolarisation portent leurs fruits: quatre millions d’enfants sont scolarisés dans le primaire en 1978, année de la mort de Boumediene, contre un million en 1962-1963. L’absence totale de maîtrise de la démographie – avec un taux de natalité de 35 p. 1 000 en 1972 – réduit à néant les efforts d’amélioration du niveau de vie. En 1978, près de 60 p. 100 de la population n’a pas connu la colonisation.
Constitution et fondamentalisme d’État
Dans les années 1970-1980, le régime algérien décide l’arabisation de l’enseignement et l’islamisation de la société qu’il met en œuvre par une série de mesures. Un décret est ainsi promulgué le 16 août 1976 pour l’application du repos obligatoire le vendredi au lieu du dimanche; le 12 mars 1976 sont interdits les paris comme la vente des boissons alcoolisées aux musulmans; en février 1980,un décret demandera au ministère des Affaires religieuses «de veiller à développer la compréhension de l’islam, tout en expliquant et diffusant les principes socialistes du régime».
La Constitution algérienne et la charte nationale de 1976, base idéologique du régime, définissent la place et le rôle de l’islam dans les institutions. La Charte nationale du 27 juin 1976 dispose que «l’islam est religion d’État» (article 2), et ajoute que le président de la République doit être de «confession musulmane» (article 107), «qu’il prête serment [...], doit respecter et glorifier la religion musulmane» (article 110), et qu’«aucun projet de révision constitutionnelle ne peut porter atteinte à la religion d’État» (article 195). L’école unique est confessionnelle. Le nombre de mosquées passe de 2.200 en 1966 à 5 .829 en 1980. L’État contrôle étroitement le ministère des Affaires religieuses: les imams sont «fonctionnarisés» par le pouvoir. Un décret du 6 août 1983 centralisera la formation des cadres du culte.
L’État «nationalise» l’islam sans vouloir le modifier. Profitant de l’emprise du religieux sur la société, le mouvement islamiste, naissant dans les années 1970, fonctionne de manière souterraine en développant le langage du refus de la soumission de l’islam à l’État.
Le blocage d’un système (1978-1988)
La timidité des réformes
Sur recommandation de l’armée, le colonel Chadli Bendjedid est désigné comme successeur de Boumediene par le F.L.N., parti unique, en tant qu’«officier le plus ancien dans le grade le plus élevé». Il est élu président de la République le 7 février 1979.
Le nouveau pouvoir se heurte au «printemps berbère», véritable explosion culturelle qui met en lumière la pluralité linguistique en Algérie (l’arabe, le berbère, le français). Les émeutes de Tizi Ouzou, en Kabylie, sont sévèrement réprimées en avril 1980.
Chadli tente une timide ouverture politique, réduit le rôle des services de sécurité et de renseignements, modernise l’armée. Il élabore un plan quadriennal (1980-1984) qui veut donner la priorité aux secteurs négligés (agriculture, hydraulique, habitat), cherche à rentabiliser le secteur industriel fortement endetté, et commence à réhabiliter le secteur privé. Il écarte peu à peu les hommes de son prédécesseur. Dans une volonté de «moralisation», le pouvoir entend mettre en cause ceux qui, d’une façon ou d’une autre, auraient pu être amenés à détourner des fonds. Toutefois, la procédure est vite étouffée.
Malgré plusieurs campagnes d’«assainissement», c’est sous les mandats de Chadli que la corruption atteint d’importantes proportions. La pratique des «commissions» pour l’implantation de sociétés étrangères sur le territoire algérien se développe à grande échelle. La bureaucratisation du F.L.N. devient évidente lorsqu’un congrès du parti, en 1980, décide que tout Algérien ayant une fonction importante au sein de l’État doit être obligatoirement «membre du F.L.N.».
En 1984, grâce à ses revenus pétroliers, l’Algérie échappe à la «révolte du pain» qui secoue le Maroc et la Tunisie. Mais la population est de plus en plus excédée par l’étalage de richesses et l’arrogance d’une nouvelle caste de privilégiés. Le fossé se creuse entre deux sociétés. Les frustrations de tous ordres s’accumulent, surtout au sein de la jeunesse.
Les cours du pétrole s’effondrent brutalement en 1985. Les devises se font rares. L’Algérie adopte un plan d’austérité draconien: réduction des dépenses sociales, des importations et du budget de l’État. Les biens d’équipement et de première nécessité commencent à manquer. L’exode rural s’accélère, mais la crise du logement dans les villes ne permet pas un accueil convenable. En proie au chômage, privés d’une véritable vie culturelle et de grands projets mobilisateurs, les jeunes représentent une force explosive.
La crise de l’État-nation
Dans les années 1980-1990, des processus majeurs se développent qui entrent en résonance avec un nouveau courant politique: l’islamisme. Le Maghreb fait face à l’Europe. Des liens très complexes, issus souvent de rapports conflictuels (l’histoire coloniale) se sont noués entre eux. La volonté de fermeture des frontières émise par l’Europe à partir des années 1985-1986, par la France en 1986 avec l’instauration de visas qui interdit de facto la circulation très intense entre le Maghreb et la France, a suscité un repli identitaire au Maghreb («l’Europe se ferme, soyons nous-mêmes», disent de nombreux jeunes empêchés de partir). À une montée des nationalismes en Europe, répond une crise des États-nations maghrébins et l’éclosion de nouveaux nationalismes au Maghreb.
En Algérie, l’État-nation, construit au lendemain de l’indépendance sur le modèle français essentiellement, jacobin et centralisateur, entre en crise. Même si la propagande, les discours et l’idéologie officielle nient cet emprunt, c’est bien ce modèle qui est venu se plaquer sur les situations historiques de l’Algérie. Dès lors, plusieurs questions se posent: peut-on construire un État-nation moderne sur un modèle importé déjà existant? faut-il se réclamer de l’arabité, du nationalisme arabe? ou faut-il se réclamer du nationalisme musulman, de la umma islamique (communauté des croyants)? Ces questions qui traversent la société prouvent que l’État n’a plus le monopole du sentiment national.Dans cette ambivalence du concept national, des brèches, des fractures s’ouvrent dans lesquelles les islamistes peuvent s’engouffrer. Ils captent les aspirations nationales pour contester l’État, le défier.
Les sociétés maghrébines sont aussi confrontées à l’avènement de l’individu, de l’autonomie, qui se traduit, par exemple, par la consommation d’images, par une volonté de circulation, d’indépendance de la presse, d’exercice des droits et de création. Cette évolution induit ainsi une crise du modèle familial, du modèle communautaire, essentiels dans ces sociétés. On passe de la notion d’un sujet constamment soumis à des impératifs familiaux, religieux, traditionnels, à celle d’un sujet faisant la loi, la loi humaine. L’islamisme politique se présente comme une réponse à ce trouble très profond.
En fait, le mouvement islamiste en Algérie a déjà une longue histoire, possède ses «héros» et dispose d’une audience considérable, surtout dans la jeunesse. Il a été encouragé dans son développement par la mise en œuvre d’un fondamentalisme d’État.
Montée en puissance de l’islamisme
Le cheikh Abdelatif Soltani a publié en 1974 une virulente critique du «socialisme» des dirigeants algériens, considérée comme le premier manifeste du mouvement islamiste en Algérie. Il dénonçait «la dissolution des mœurs» et «les principes destructeurs importés de l’étranger». L’association Al Qiyam (les valeurs), constituée en 1964 autour de la personnalité de Malek Benabi (considéré comme le père du fondamentalisme religieux contemporain en Algérie), se présente à l’époque comme l’instrument de restructuration des valeurs authentiques de l’islam. Elle préconise «une politique islamique tirée de la Révolution divine», et envisage la formation d’un «État unique, avec un chef unique, fondé sur les principes musulmans». L’association, dissoute par un décret du 16 mars 1970, ouvrira la voie à d’autres courants de l’islamisme algérien. Ceux-ci se développent en utilisant la querelle linguistique des années 1970. Les étudiants des filières arabisées, frustrés par le manque de débouchés et par l’insuffisance de leur formation, auront une oreille attentive aux revendications qui valorisent la culture arabo-musulmane. Et l’islamisme politique partira des universités, dans les années 1980-1990.
Les premiers incidents, violents, éclatent entre groupes «islamistes» et «laïcs» à la cité universitaire Ben Aknoun d’Alger le 2 novembre 1982 (un étudiant laïc est tué à coups de sabre). Le mouvement islamiste fait son apparition au grand jour au moment des obsèques de Cheikh Abdelatif Soltani, au cimetière de Kouba, le 16 avril 1984. Plus de dix mille personnes se retrouvent pour la cérémonie qui donne lieu à des affrontements puis à des arrestations. Des prédicateurs de mosquée alimentent la mobilisation islamiste. Ils mènent campagne pour la moralisation d’une société considérée comme impie et ils trouvent une source d’encouragement pour la diffusion de leur idéologie à travers le débat sur le Code du statut personnel et de la famille. En dépit de nombreuses protestations, ce Code est adopté le 29 mai 1984 par l’Assemblée populaire nationale.Le maintien, même limité, de la polygamie, l’interdiction, pour les femmes, d’épouser un non-musulman, l’obligation qu’elles ont, même majeures, d’avoir un tuteur matrimonial sont en contradiction avec la Constitution qui proclame, théoriquement, l’égalité devant la loi. De nombreuses associations de femmes, en particulier les combattantes de la guerre d’indépendance, considèrent que ce Code constitue une régression dans les rapports entre les sexes. Les islamistes en profitent, de leur côté, pour revendiquer l’application intégrale de la charia (loi islamique).
En avril 1985, cent trente-cinq islamistes accusés d’appartenir à une organisation clandestine, le Mouvement islamique d’Algérie (M.I.A), sont jugés. Leur chef, Mustapha Bouyali, qui défie les forces de l’ordre dans sa région d’origine (Larba’a, près d’Alger) depuis cinq ans, est condamné à la prison à perpétuité, par contumace. Il sera abattu en janvier 1987. En novembre 1986, la grande capitale de l’Est algérien, Constantine, est touchée par de violentes émeutes de jeunes. Le F.L.N. et la classe politique en général sont mis en accusation. Le mécontentement grandit, avant d’aboutir aux manifestations sanglantes d’octobre 1988.
L’effondrement du parti unique (1988-1991)
Démocratie et islamisme, la course de vitesse
Un an avant la chute du Mur de Berlin, l’Algérie est confrontée, en octobre 1988, à l’effondrement du système du parti unique qui, avec l’armée, encadrait de manière autoritaire l’ensemble de la société. Commence alors une course de vitesse pour savoir qui, d’un «pôle démocrate» ou d’un «pôle islamiste», peut se substituer au vide laissé par le F.L.N. Cette bataille se déroule au moment où le Maghreb et le monde arabo-musulman en général sont traversés par des fièvres nationalistes identitaires.
Le 5 octobre 1988, le centre commerçant d’Alger est saccagé. Le 6, plusieurs bâtiments publics sont incendiés.L’état de siège est décrété et le couvre-feu instauré. Les 8 et 10 octobre, l’armée tire sur les manifestants dans la capitale.Les islamistes ne sont pas à l’origine des violentes émeutes, largement spontanées, qui ont débuté le 4 octobre. Mais, dès le 8 octobre, ils canalisent une manifestation à Kouba, contre laquelle l’armée ouvre le feu et qui fera soixante morts. Un bilan officieux des cinq jours d’émeutes, qui s’étendent à toute l’Algérie, fait état de six cents morts. Des comités se forment pour dénoncer la pratique de la torture. Le traumatisme est grand dans l’ensemble du pays, et rien ne sera plus comme «avant octobre 1988».
Le séisme est tel que Chadli Bendjedid prend des mesures dont la principale consiste à faire approuver par référendum, le 23 février 1989, une nouvelle Constitution qui supprime notamment le rôle dirigeant du parti unique. Le 4 mars 1989, tous les officiers de l’armée se retirent du comité central du F.L.N. Une loi portant autorisation des associations à caractère politique ouvre, dès lors, la voie au multipartisme. Des formations nouvelles voient le jour, comme le Rassemblement pour la culture et la démocratie (R.C.D.), et d’anciens partis d’opposition, comme le Front des forces socialistes (F.F.S.) de Hocine Aït Ahmed ou le Mouvement pour la démocratie en Algérie (M.D.A.) d’Ahmed Ben Bella, développent officiellement leurs activités. De nombreux journaux, d’une grande liberté de ton (par exemple, les quotidiens El Watan, Le Matin ou Le Quotidien d’Algérie), paraissent, des associations de défense des droits de l’homme se créent.
Pour la première fois depuis son indépendance (et à la différence de nombreux autres pays du Tiers Monde), l’Algérie s’engage alors dans un réel processus de démocratisation. Face à l’émergence de ce pôle démocratique, encore fragile, les islamistes groupés dans le Front islamique du salut (F.I.S.) vont largement occuper la scène politique et idéologique. Le 18 février 1989, le F.I.S. est fondé officiellement à Alger, avec pour principaux dirigeants Abassi Madani et Ali Belhadj. Le 14 septembre de la même année, le gouvernement algérien légalise ce mouvement. C’est, là aussi, une grande innovation: pour la première fois, un pays arabe et musulman autorise un parti qui a pour fondement l’islam et pour but annoncé l’instauration d’une «République islamique». Des dirigeants de l’armée pensent que cette légalisation d’un parti islamiste est une faute, dans un pays où la religion joue un rôle si fort et constitue un des leviers de la cohésion nationale. D’autres, comme Chadli Bendjedid et son Premier ministre, Mouloud Hamrouche, estiment au contraire que les garanties constitutionnelles sont suffisantes pour parer à toute menace intégriste. Cependant, l’expérience de démocratisation est entravée par une série d’arrière-pensées politiciennes (le F.L.N. se positionnant comme la seule alternative au F.I.S.) et d’erreurs de calculs (la sous-estimation par le pouvoir de la puissance des troupes islamistes) qui vont conduire à la crise ouverte.
Le 12 juin 1990, aux élections municipales et régionales, on assiste à un rejet massif du F.L.N., et à un raz-de-marée du F.I.S., qui rafle presque tous les conseils municipaux des grandes villes. Sur 12.841.769 inscrits et 8.366.760 votants, le F.L.N. obtient 2.245.798 voix (28 p. 100 des votants et 17,49 p. 100 des inscrits) et le F.I.S. 4.331.472 voix (54,25 p. 100 et 33,73 p. 100). Le pouvoir pense alors que des mesures économiques et sociales permettront de limiter l’influence du F.I.S. C’est, encore une fois, mal apprécier le travail en profondeur effectué par les militants islamistes sur le terrain. Mais, surtout, c’est mal juger ce qui fait la force du F.I.S.: sa conception de la nation, exclusivement musulmane, et débarrassée de toute influence étrangère.
La singularité du F.I.S.
Les islamistes algériens rejettent la démocratie comme produit de l’histoire coloniale française et valeur importée par un Occident diabolisé en permanence. Leur discours passe en force dans une jeunesse en quête d’identité et de mémoire. Le mouvement islamiste est dirigé par des «lettrés», des intellectuels issus des universités scientifiques, appuyés sur une base massivement jeune de chômeurs et de déclassés urbains.
La force de l’islamisme consiste à proposer une rupture avec l’État actuel, en retrouvant les accents et le vocabulaire de l’ancienne fracture avec l’État colonial français. Ils réactivent une mémoire politique, selon un processus déjà mis en œuvre à l’époque coloniale: rupture avec un État considéré comme impie ou antireligieux; rupture avec un islam officiel, institutionnel. En quelque sorte, un autre «1er novembre» (date symbole de l’insurrection contre la France en 1954) est nécessaire, d’autres «fils» du nationalisme se lèveront. Le triptyque nation-identité religieuse-peuple apparaît comme expression, ferment et conséquence de ce néo-nationalisme naissant. Il sert à expliquer pourquoi les structures actuelles doivent disparaître au nom de réalités plus profondes, plus anciennes, donc plus légitimes. Dans la guerre anticoloniale contre la France, cette conception s’exprimait déjà, en partie, à travers le F.L.N., pour qui la notion de «peuple un», constituée sur une base religieuse, allait être un pilier essentiel de son idéologie. Ce thème du «peuple un», seul héros anonyme, était censé réduire les menaces d’agression externe (francisation, assimilation) et de désagrégation interne (régionalisme, particularismes linguistiques, en particulier berbère). Le F.I.S. reprend à son compte ce thème de «l’unité de la nation», en l’élargissant à la communauté des croyants sans frontières (umma islamiya), sorte de bloc indécomposable, uni et unanime.Ce populisme, déjà porté par le F.L.N., contribue à simplifier la politique, à radicaliser les couples amis-ennemis, de telle sorte que les conflits ordinaires se trouvent disqualifiés. Toute opposition est traitée comme une menace potentielle de guerre civile, et surtout comme l’indice de complots destructeurs.
Le F.I.S. pousse donc la logique populiste véhiculée par le F.L.N., en la colorant de religiosité. Et ce d’autant plus facilement que «les pères fondateurs» du nationalisme algérien, porteurs de modernité par l’élaboration d’une symbiose entre République et islam, ont été gommés de l’histoire officielle du pays (c’est le cas de Messali Hadj et de Ferhat Abbas). Profitant de cette amnésie, le F.I.S. se pose ainsi en mauvaise conscience du F.L.N.
Pourtant, le F.I.S. ne peut pas prétendre à être le «parti du peuple entier». Car la société algérienne, contrairement au parallèle établi parfois avec l’Iran à la veille de la chute du shah, est violemment fracturée. D’un côté, ceux qui se réclament d’une République islamiste, de l’autre, ceux qui aspirent à la démocratie. Dans l’entre-deux, des millions d’Algériens attendent l’issue de cet affrontement. L’Algérie est très imprégnée du mode de vie, des idées et des institutions européennes en raison de son passé colonial. Et l’émigration, nombreuse, a construit un espace mixte décisif dans l’ouverture à la modernité. Les islamistes restent pourtant une force dominante, parce qu’ils s’appuient sur des catégories sociales nouvelles et urbaines, parce qu’ils postulent à combler le vide créé par le discrédit du F.L.N., enfin, parce qu’il n’y a pas de relève des générations politiques. Le F.I.S. apparaît alors, et notamment pour la jeunesse, comme le grand vainqueur de l’effondrement du parti unique au lendemain des émeutes d’octobre 1988.
État de siège
Les premières élections législatives pluralistes sont prévues pour le 27 juin 1991. Mais le F.I.S., en désaccord avec le mode de scrutin et le découpage électoral prévu, choisit l’affrontement dans la rue. Une dynamique insurrectionnelle se met en place. L’armée, dirigée par le général Khaled Nezzar, ministre de la Défense, intervient à nouveau. Les élections sont reportées et les principaux responsables du F.I.S., Abassi Madani et Ali Belhadj, sont arrêtés. Le 5 juin, l’état de siège est décrété, tandis que le Premier ministre, Mouloud Hamrouche, est contraint par l’armée à la démission. Il est remplacé par Sid Ahmed Ghozali, qui s’affirme partisan de la reprise du processus électoral. Le premier tour des élections législatives se tient le 26 décembre 1991. De tous les partis en lice, seuls les «trois fronts», le F.I.S., le F.F.S. et le F.L.N., tirent leur épingle du jeu. L’abstention est de 42 p. 100. Les islamistes enlèvent 188 sièges, laissant loin derrière le F.F.S. (25 sièges) et le F.L.N. (15 sièges). Mais le F.I.S. a perdu plus d’un million de voix par rapport aux élections municipales de juin 1990. Y aura-t-il un sursaut des abstentionnistes contre le F.I.S., au second tour des élections? Celui-ci n’aura pas lieu.
Entre 1990 et 1997, le second coup d'état, et la guerre civile
5. Algérie (1997-1999)
Les derniers actes du conflit
Élections et reddition de l’A.I.S.
En 1997, l’armée algérienne lance de grandes opérations de «nettoyage» contre les maquis islamistes. Elle s’appuie dans son entreprise sur des dizaines de milliers de civils en armes («patriotes» et groupes villageois d’autodéfense) et bénéficie d’un armement très sophistiqué livré par les puissances occidentales. Sur le plan politique, toutes les formations algériennes (à l’exception du F.I.S. dissous) acceptent de participer aux élections législatives du 5 juin 1997. Le Rassemblement national démocratique (R.N.D., parti présidentiel créé en février), allié au Front de libération nationale (F.L.N.), obtient 219 sièges sur 380 (155 pour le R.N.D., 64 pour le F.L.N.). L’opposition démocrate dénonce de nombreuses fraudes et tente d’organiser des manifestations de protestation dans les rues de la capitale, qui sont fermement réprimées. Mais les «accords de Rome» volent en éclat, puisque le F.L.N. et le F.F.S. vont désormais siéger à l’Assemblée nationale algérienne, qui ne dispose que de pouvoirs très réduits. Le 25 décembre, les élections sénatoriales (Conseil de la nation) donnent 80 sièges sur 96 au R.N.D. Après le vide créé par l’interruption du processus électoral en janvier 1992, l’Algérie possède à nouveau des institutions représentatives et le régime y trouve des arguments face aux critiques venues de l’étranger qui exigent une plus grande démocratisation du pays.
Isolé politiquement, le F.I.S. appelle ses hommes organisés dans les maquis de l’A.I.S. à déposer les armes. La trêve, considérée comme une reddition par le pouvoir, est proclamée le 1er octobre 1997 par l’A.I.S. C’est pendant cette phase de négociations entre le F.I.S. et l’armée que se produisent les plus épouvantables massacres de la «seconde guerre d’Algérie». Le summum de l’horreur est atteint lorsque trois cents villageois (cinq cents selon un bilan officieux) sont assassinés dans la nuit du 28 au 29 août dans le village de Raïs, à moins de 20 kilomètres d’Alger. Des femmes, enfants, vieillards sont égorgés, brûlés vifs, découpés en morceaux. À la fin de l’année, les tueries vont se poursuivre et se déplacer vers l’ouest. Dans plusieurs cas, des garnisons militaires proches des endroits où ont lieu les boucheries restent sans réaction, alimentant la polémique sur les raisons réelles de leur passivité. Était-ce parce qu’elles ne pouvaient intervenir sans ordre ou était-ce une manière terrible de punir des populations qui avaient longtemps fourni un soutien aux islamistes armés? D’autres questions se posent, induisant des doutes sur l’identité des tueurs. Ainsi, comment se fait-il que jamais aucun corps d’islamiste armé ayant participé à une tuerie et ayant été abattu par les villageois n’ait été officiellement identifié? Des organisations humanitaires, comme Amnesty International, ont demandé une commission d’enquête pour identifier les auteurs de ces massacres.
En 1998, le pays connaît un relatif retour au calme dans les grandes villes, tandis que les massacres se poursuivent dans les campagnes. Après plusieurs années de refus, Alger accepte, non sans réticences, la visite de délégations étrangères destinée à enquêter sur les violences. Neuf députés du Parlement européen se rendent ainsi à Alger en février, suivis en juillet par six personnalités internationales conduites par l’ancien président portugais Mário Soares. Les conclusions de ces deux missions restent très mitigées quant aux responsabilités du pouvoir dans les violences, mais condamnent sans aucune ambiguïté les islamistes armés (Amnesty International et plusieurs O.N.G. de défense des droits de la personne humaine accuseront la mission Soares d’indulgence à l’égard du régime algérien). En fait, c’est de l’intérieur du régime que viendront les plus fortes secousses. Sur fond de violences terroristes, les luttes de clans s’exacerbent au sommet de l’État. Durant l’été, une violente campagne de presse est lancée contre Mohamed Betchine, conseiller personnel de Liamine Zeroual, qui sera amené à démissionner en octobre. À la surprise générale, le 11 septembre 1998, Zeroual annonce dans une allocution télévisée qu’il écourte son mandat (qui devait expirer en novembre 2000) et qu’il ne se représentera pas à la présidence de la République. Une élection présidentielle est donc prévue pour avril 1999.
L’élection d’Abdelaziz Bouteflika
Le 15 avril 1999, Abdelaziz Bouteflika, ancien ministre des Affaires étrangères de Boumediene, présenté comme le «candidat du pouvoir», est élu à la présidence de la République avec 73,8 p. 100 des suffrages exprimés, alors que ses six adversaires se sont retirés la veille du scrutin pour protester contre les fraudes. Le 6 juin 1999, l’Armée islamique du salut annonce sa reddition définitive et un accord secret est signé entre ses chefs et le régime algérien. Un mois plus tard, à l’occasion du trente-septième anniversaire de l’indépendance, le président algérien gracie plusieurs centaines d’islamistes condamnés pour crimes et délits mineurs tout en soumettant au Parlement un projet de loi sur la «concorde civile». Adopté par l’Assemblée nationale le8 juillet 1999 (228 voix pour, 16 abstentions, aucune voix contre) et par le Sénat le 11 juillet (131 voix pour, 5 abstentions, aucune voix contre), ce projet de loi sera soumis le 16 septembre 1999 au peuple algérien par le biais d’un référendum. La loi sur la «concorde civile» prévoit l’amnistie de tous ceux qui ont été impliqués dans les réseaux de soutien aux groupes armés, sans commettre de crimes de sang ou de viol, ainsi que de ceux qui se sont rendus coupables de destructions de biens et d’équipements. Elle permet aussi une atténuation des peines infligées aux auteurs de meurtres et de massacres, à condition qu’ils se rendent aux autorités dans un délai de six mois après la promulgation de la loi, qui écarte la peine capitale et la perpétuité. Abdelaziz Bouteflika compte sur l’appui du F.L.N., du R.N.D., du Mouvement de la société pour la paix (M.S.P., ex-Hamas) et du Mouvement Nahda pour faire campagne en faveur de son projet. En revanche, les partis de l’opposition, embarrassés par l’idée d’appeler à voter «contre la paix», ne donnent pas de consignes à leurs militants et sympathisants. Le F.F.S. critique le référendum, estimant qu’il «servira surtout à laver l’affront du 15 avril et à combler le déficit chronique de légitimité» d’Abdelaziz Bouteflika, élu dans des conditions controversées.
Durant la campagne électorale pour ce référendum, Abdelaziz Bouteflika prononce des discours tonitruants et prend des mesures spectaculaires. Ainsi, dans un discours prononcé en français à Rimini (Italie), le 23 août, le chef d’État algérien souligne que «l’État doit pardonner», et donne «une chance à ceux qui veulent la saisir», mais il exclut toute amnistie générale. Dans un autre discours, il explique que «la violence se confond dans un magma de brigandage, de mafiosi, de gens véreux», en assurant que la reprise «prévisible» des tueries enregistrées à la fin du mois de juillet 1999 ne compromettrait «en aucune manière» le projet de réconciliation. Il réaffirme sa volonté de libérer son pays de «l’emprise du fanatisme et de l’exclusion». Abdelaziz Bouteflika plaide également pour «un vaste plan de paix, de concorde et de stabilité» dans le monde «maghrébin, africain, arabe et méditerranéen». «Le Maghreb a perdu beaucoup de temps dans un nationalisme tatillon [...] et des révisions profondes s’imposent pour lancer au plus vite les fondements d’une union maghrébine où sera garantie la libre circulation des personnes et des biens.»Dans un autre discours public prononcé le 24 août, évoquant la corruption en Algérie, il se déclare «prêt à mourir debout» pour que l’État algérien «retrouve toute sa crédibilité et sa pureté». «Depuis que je suis au pouvoir, je suis arrivé à la conclusion que l’État algérien était bien pourri», assène-t-il lors d’une conférence de presse, le 25 août.
À la mi-août, le président Bouteflika, désirant restaurer «la confiance entre les gouvernants et les gouvernés», limoge une vingtaine de préfets (walis), soit près de la moitié des gouverneurs de province et engage un combat contre la corruption, qualifiée par lui de «pire que le terrorisme». Mesurant l’ampleur de la tâche présidentielle, le quotidien Le Matin estime que «Bouteflika n’ignore pas que sa croisade contre la corruption lui vaudra d’importantes amitiés populaires et de solides inimitiés rentières».
Effectivement, avant même le référendum du 16 septembre, l’élan réformateur est freiné. Certains cercles militaires n’admettent pas une trop grande autonomie du nouveau président. Ils le font savoir à propos des tentatives de rapprochement avec le Maroc, sur le règlement du dossier du Sahara occidental. Le terrorisme reprend sur le territoire algérien dès la mi-août, avec un terrible massacre à Béchar. Si le projet de loi pour «la concorde civile» est massivement approuvé le 16 septembre par plus de 98 p. 100 des votants en Algérie, Abdelaziz Bouteflika peine à constituer son gouvernement. Il se heurte au veto des militaires sur le poste du ministre de la Défense. Finalement, huit mois après son élection, le président algérien nomme Ahmed Benbitour Premier ministre, le 24 décembre 1999. Celui-ci forme un gouvernement qui comprend 31 ministres appartenant pour la plupart aux formations traditionnelles soutenant le pouvoir depuis plusieurs années (le R.N.D., le F.L.N. et les islamistes modérés du Hamas). Si elle s’est atténuée, la violence ne cesse pas, et les faux barrages routiers restent la hantise des Algériens. En décembre, durant le mois du ramadan commencé le 9, les attentats et massacres attribués aux groupes islamistes armés ont fait plus de cent morts, une cinquantaine de blessés et une dizaine de personnes ont été enlevées.
Malgré les attentats, les hommes d’affaires étrangers reviennent en Algérie car le pays, qui a rééchelonné sa dette extérieure, dispose désormais d’une réserve en devises de près de 5 milliards de dollars. La libéralisation du commerce extérieur à partir de 1996-1997, avec la suppression des monopoles publics, favorise l’apparition de centaines de petites sociétés d’import-export qui sont autant de clients potentiels pour les exportateurs occidentaux. Nommées sociétés d’import-export alors qu’elles ne font qu’importer des produits étrangers, l’Algérie ne pouvant exporter que des hydrocarbures, ces petites entreprises contribuent à réduire les pénuries et à proposer aux Algériens une offre relativement variée en matière de produits alimentaires et de biens d’équipement. Mais, petit à petit, ces sociétés se trouvent face à de nouveaux monopoles constitués par des concurrents privés, le plus souvent liés à des dignitaires du régime.
L’enjeu algérien
Près de quarante ans après son accession à l’indépendance, dans le passage au XXIe siècle, l’Algérie se trouve à la croisée des chemins. Il lui faut, avant tout, relever le défi de la crise économique, du poids écrasant de sa dette, de l’instauration d’une paix civile, et opérer une diversification de son économie, trop dépendante des hydrocarbures.
À partir de 1991-1992, l’Algérie s’est trouvée plongée dans une terrible guerre civile. Dans ce pays se joue avec une extrême âpreté le combat entre tradition et modernisme, islamisme politique et républicanisme musulman. Le dilemme qui se pose au pays est de savoir comment vivre son identité arabo-musulmane sans pour autant basculer dans l’obscurantisme. La crise algérienne est donc cruciale, puisque son issue risque de provoquer des réactions en chaîne dans les États voisins. La blessure algérienne traverse le cœur du Maghreb et rend hypothétique la construction de son avenir.
Cette crise puise ses racines dans le vertige identitaire que vit le pays en raison du non-achèvement du travail de construction nationale. Le projet sans cesse avorté de l’État-nation a engendré une accumulation de frustrations historiques, politiques, culturelles et sociales. Celles-ci renvoient à des strates de violence comprimées pendant de longues années (de 1962 à octobre 1988) par un État autoritaire, et qui ont fini par imploser tout au long des sanglantes années 1990, faute d’une mémoire historique pouvant offrir un consensus national. La mémoire collective, brimée et bafouée, n’a pas fonctionné sauf pour nourrir une possible fragmentation identitaire. La violence actuelle, prise dans les filets de l’histoire, vient dire la carte géographique des vengeances familiales, des ruminations et des ressentiments. À travers les régions qui composent l’espace algérien, et à travers les différentes appartenances culturelles, exprimées notamment par l’importante question berbère, avec la Kabylie comme point d’ancrage principal, resurgit tout le non-dit des mémoires historiques. Quarante ans après l’indépendance, comment cet immense pays pourra-t-il se retrouver enfin réconcilié, dans sa diversité et sa pluralité, avec lui-même?