Déjà essorés par des mesures prises depuis l’arrivée de Macron à l’Elysée, les bailleurs sociaux veulent défendre la spécificité française face à la volonté du gouvernement de financiariser une partie de leur patrimoine. Une inquiétude au cœur des débats organisés lors de leur congrès annuel, qui débute ce mardi.
Le monde des HLM, qui tient à partir de ce mardi son congrès annuel à Paris, est à cran. Il craint une financiarisation du logement social, c’est-à-dire la prise de contrôle progressive de ce patrimoine par des investisseurs privés avec à la clé des objectifs de rendements. Une dérive contraire aux principes fondateurs et à la mission historique des HLM qui consiste à loger des ménages modestes et moyens à des loyers abordables.
Tout est parti d’une lettre portant la signature de quatre ministres, dont Bruno Le Maire (Economie) et Julien Denormandie (Ville et Logement). Cette missive met en place une «mission portant sur la diversification des sources de financement du secteur du logement social». Pris au premier degré, son intitulé laisse presque croire qu’il est question d’aider le monde des HLM à mieux se financer. Il n’en est rien. Lorsque l’on se plonge dans le contenu du texte de trois pages, on découvre tout autre chose. «Plusieurs investisseurs institutionnels proposent aujourd’hui de s’engager plus fortement dans le logement social», indique sans détour la lettre. Elle précise que ces institutionnels (banques, sociétés d’assurance, fonds de pensions, sociétés foncières…) souhaitent «investir dans un patrimoine de logement social ou dans une société gérant des logements sociaux, et percevoir sur le long terme un rendement».
Le propos a le mérite de la franchise : ces investisseurs considèrent aujourd’hui le logement social comme un placement potentiellement intéressant. C’est d’ailleurs à la demande insistante des «institutionnels» qui ont fait le siège de Bercy que le gouvernement a décidé de demander à l’Inspection générale des finances (IGF) et au Conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD) un rapport sur le sujet. En revanche, «le monde des HLM n’a pas été consulté sur la pertinence de cette mission. Elle nous est tombée dessus, confirme à Libération Marianne Louis, directrice générale de l’Union sociale de l’habitat (USH), qui fédère tous les organismes de HLM. Nous avons été auditionnés début juin par les membres de la mission. Nous ignorons à quel moment ils vont remettre leur rapport au gouvernement. Mais nous leur avons indiqué notre opposition à toute idée de financiarisation du logement social».
Le risque est pris très au sérieux par les organismes de HLM, qui détiennent 4,6 millions de logements à loyer modéré dans lesquels habitent plus de 10 millions de personnes, soit près d’un Français sur six. Au point, que pour son 80e congrès qui débute donc ce mardi, au Parc des expositions de Paris, l’USH a décidé de faire de cette réunion un moment fort pour défendre le «modèle français» du logement social et son financement original. «Les HLM sont une chance pour la France», tel est le message qu’entendent faire passer les congressistes. «Depuis leur création, les HLM permettent à des millions de familles modestes d’accéder à un habitat de qualité, écrit dans un éditorial en vue du congrès Jean-Louis Dumont, le président de l’Union sociale pour l’habitat. […] Moteur de progrès social, les HLM constituent un des "modèles à la française" au service d’une mission sociale et de la solidarité nationale.» Un modèle qui se trouve sérieusement bousculé par une série de mesures financières et législatives prises depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron à l’Elysée. «On a toutes les raisons d’être sur nos gardes et inquiets au vu de ce qu’il s’est passé au cours des deux dernières années», souligne Marcel Rogemont, ancien député (PS), qui préside la Fédération des offices publics de HLM.
Ainsi, depuis 2018, le gouvernement pioche près de 1,5 milliard d’euros par an dans les caisses des HLM par le biais d’une baisse des APL (les allocations logement) versées aux locataires du parc social. Les bailleurs sociaux ont été contraints de la compenser intégralement par une diminution de leurs loyers. Baptisé «réduction de loyer de solidarité» (RLS), ce dispositif a mis sous tension les finances des organismes. «C’est un prélèvement considérable, une mesure honteuse. Car l’argent des HLM vient de leurs locataires, donc de ménages pauvres ou modestes», éructe le responsable d’un organisme. «Une mesure immorale, surenchérit un autre, plus un organisme compte de locataires à l’APL, c’est-à-dire pauvres, et plus il doit baisser ses loyers et voit donc ses recettes diminuer.» Les organismes concernés sont très nombreux, et les mesures mises en place par le gouvernement pour alléger le fardeau (notamment l’étalement de leurs emprunts pour lisser les remboursements annuels) sont loin de compenser leur manque à gagner.
Ainsi, la RLS coûte 8 millions d’euros par an à Lille Métropole Habitat (LMH), l’office HLM de la communauté urbaine. «Nous sommes le bailleur le plus social du territoire. Historiquement, LMH porte la question du logement des personnes pauvres et modestes. Chez nous, 67 % des locataires touchent l’APL. Nous avons donc dû diminuer les loyers de deux de nos logements sur trois. Cela a mis sous tension notre modèle économique», souligne Amélie Debrabandère, directrice générale de l’office. La plupart des grands organismes de HLM, comptent leur manque à gagner en millions d’euros. En revanche, aucune économie d’APL n’a été demandée au parc locatif privé. Les allocations logements sont versées rubis sur l’ongle y compris pour des logements indignes. Comme à Marseille, où les marchands de sommeil prospèrent avec des taudis, loués au prix du marché à des locataires pauvres : l’allocation versée n’aide pas l’occupant (à qui il reste une part importante du loyer à payer), mais le bailleur indélicat, qui peut pratiquer un loyer fort grâce à l’aide publique.
Après avoir mis en place la RLS qui siphonne les fonds propres des bailleurs sociaux, le gouvernement est passé à d’autres travaux pratiques avec la loi Elan («engagement pour le logement, l’aménagement et le numérique) adoptée à l’automne 2018. Elle oblige les organismes détenant moins de 12 000 logements à se regrouper. «Pour améliorer leur gestion», a justifié le gouvernement. Mais le texte met surtout en place une série de mesures pour les inciter très fortement à vendre une partie de leur patrimoine. Un pas que les organismes devenus financièrement exsangues, vont être amenés à franchir pour dégager des fonds afin de construire de nouveaux logements, ou réhabiliter leur patrimoine notamment sur le plan thermique. «La RLS et la loi Elan conjuguées, ont lancé le processus de marchandisation du logement social puisque le gouvernement a fait de la vente des HLM existants un outil de financement des bailleurs sociaux», estime Marcel Rogemont. Dans ce contexte, la mission nommée par le gouvernement pour étudier «la diversification des sources de financement du secteur du logement social» est perçue comme un pas de plus dans ce processus. «Son objectif est d’instiller l’idée que le privé peut devenir un opérateur dans le domaine de l’habitat social et mettre hors jeu les organismes de HLM», considère l’ancien député.
Cette financiarisation du logement a déjà été menée dans plusieurs pays européens au cours des dernières décennies. «Ce désengagement public du logement social s’est révélé en tout point catastrophique : baisse de production des logements sociaux, réduction du parc d’habitat social, difficulté d’accès au logement des ménages pauvres et des personnes aux revenus modestes, dégradation de l’habitat, hausse des sans-abri», pointe Jean-Luc Vidon, président de l’Aorif, qui fédère les bailleurs sociaux franciliens. En Allemagne, la privatisation du logement social s’est traduite par une véritable fièvre des loyers, notamment à Berlin. Angela Merkel a eu beau annoncer à l’automne 2018 un plan de 5 milliards pour construire 1,5 million de logements sociaux en quatre ans, des manifestations contre le logement cher ont rassemblé plusieurs dizaines de milliers de personnes dans les grandes villes d’outre-Rhin en avril. Toujours à l’automne 2018, en Grande-Bretagne, autre pays où les HLM ont été massivement privatisés, Theresa May, alors Première ministre, avait, elle, annoncé des crédits d’un montant de 2 milliards de livres (près de 2,3 milliards d’euros) pour construire des logements sociaux. «Dans le Grand Londres, sur les 300 000 HLM cédés, près de la moitié [144 000, ndlr] appartient aujourd’hui à des sociétés privées, qui pratiquent des loyers du marché», pointe Marcel Rogemont. Résultat : une crise du logement qui se traduit par une dégradation des conditions d’habitat des ménages pauvres et modestes.
Contacté par Libération au sujet des inquiétudes que suscite la «mission portant sur la diversification des sources de financement du secteur du logement social», le cabinet du ministre de la Ville et du Logement, Julien Denormandie, indique que «le gouvernement a pris connaissance du rapport élaboré par l’IGF et le CGEDD ». Ce qui veut dire que le rapport a donc été remis à l’exécutif sans que les HLM n’en soient informés. Selon le cabinet du ministre, ce document «conforte le modèle français de financement du logement social, tout en explorant plusieurs pistes pour mobiliser davantage de fonds propres pour le secteur. Elles seront analysées par le gouvernement au regard de sa volonté d’accélérer la production de logements sociaux pour les plus défavorisés». Des conclusions qui ne vont pas rassurer les bailleurs sociaux.
Un financement alimenté par l'épargne populaire
Le modèle français du logement social repose sur l’épargne populaire. L’argent collecté par les banques grâce au Livret A et au Livret de développement durable et solidaire est centralisé à hauteur de 60 % à la Caisse des dépôts et de consignation (CDC). Cette manne est ensuite utilisée pour réaliser des HLM. La CDC fait des prêts aux bailleurs sociaux pour qu’ils puissent acheter des terrains à bâtir et payer les travaux de construction de nouveaux logements. Une fois un immeuble achevé, l’argent des loyers sert à rembourser les emprunts souscrits pour des durées de quarante, cinquante et même soixante ans. Ces prêts couvrent généralement 70 % à 75 % du coût d’une construction. Le reste est financé avec des fonds propres de l’organisme et des subventions. «C’est un modèle de financement stab le et solide puisqu’il a traversé les guerres, les crises et a permis de constituer depuis un peu plus d’un siècle un parc de 4,6 millions de logements sociaux», souligne Jean-Luc Vidon, président de l’Aorif, qui fédère les organismes HLM de l’Ile-de-France.
Tonino Serafini —Libération