Pour le sociologue Bruno Latour, il est urgent de transformer les questions d’écologie en questions de territoire afin de sortir de la crise politique et environnementale
Propos Recueillis Par Nicolas TruongLe Monde 21-22juillet 2018
ENTRETIEN
Invité aux Controverses du Monde au Festival d’Avignon, le sociologue Bruno Latour explique comment sortir de l’impuissance politique face aux dévastations écologiques.
Les alertes lancées par des scientifiques contre la destruction de la biosphère se multiplient. Plus de 15000 d’entre eux, issus de 184 pays, ont mis en garde, dans la revue «BioScience», du danger de voir l’humanité pousser «les écosystèmes au-delà de leurs capacités à entretenir le tissu de la vie» –un appel publié dans «Le Monde» du 14 novembre 2017. Pourtant, rien ne semble se passer. Pourquoi un tel décalage entre l’urgence de l’alerte et l’absence de prise de décision des politiques?
Quand on lit en première page du Monde un titre comme celui du 14 novembre
«Il sera bientôt trop tard...», dans une police prévue pour le déclenchement d’une guerre atomique, et que, dans l’édition du lendemain, aucune mobilisation particulière n’est annoncée, cela perturbe gravement. Dans les pages Planète, vous multipliez les alertes par les scientifiques. Un jour, ce sont les insectes; un autre jour, ce sont les sols qui disparaissent; ensuite, c’est la disparition du trait de côte. Et dans les pages Politique, il ne se passe rien, ou pas grand-chose.
A force, comment voulez-vous que nous réagissions? Toutes ces nouvelles qui n’entraînent aucune réaction, cela finit par nous miner. Ou bien les pages Planète ont raison, mais alors, pourquoi ne pas réagir? Ou alors, si nous ne réagissons pas, c’est que ces pages racontent n’importe quoi. C’est la raison principale, d’après moi, du scepticisme pratique sur les questions écologiques: des alertes non suivies d’effet entraînent forcément le doute sur leur validité. «A force de crier au loup...»
Autrefois, les scientifiques étaient les gens rassis, et les politiques ou les citoyens, les gens qui s’agitaient en tous sens. Aujourd’hui, c’est le contraire: ce sont les scientifiques qui s’agitent, qui s’angoissent, qui alertent, et ce sont les politiques, vous, moi, qui restent froids comme des concombres. J’exagère, évidemment, en disant que l’écologie fait bâiller d’ennui. Beaucoup de gens se sont mobilisés. En un sens, tout le monde sait parfaitement à quoi s’en tenir. Ce qui mine de l’intérieur, ce qui rend fou, c’est la déconnexion entre l’ampleur des découvertes scientifiques et l’impuissance où nous nous trouvons de les métaboliser et d’en faire de l’action politique à la bonne échelle. C’est une affliction psycho-morale: l’impuissance croît en proportion de l’imminence des catastrophes.
Pourquoi les émotions mises en jeu ne sont-elles pas les mêmes selon que l’on demande à la population de défendre la nature (elle « bâille d’ennui», dites-vous) ou de défendre son territoire (là, elle se mobilise, assurez-vous)?
Ma solution est grossière, mais elle est à la mesure de l’urgence: arrêtons un moment de parler d’écologie, de nature, de salut de la planète, de protection de la biosphère. Pourquoi ? Parce que cela renvoie toujours à quelque chose d’extérieur, quelque chose que l’on considère comme à travers une vitre, qui nous concerne peut-être, mais à la marge. Vous aurez remarqué qu’il en est tout autrement dès qu’on parle de territoire. Si je vous dis: «Votre territoire est menacé», vous dressez l’oreille. Si je vous dis: «Il est attaqué», vous êtes tout feu
tout flamme pour le défendre.
La différence est énorme dans les réactions suscitées entre défendre la nature et défendre un territoire, et c’est cette différence qui m’intéresse. Car évidemment, dans la plupart des cas, les deux alertes pointent vers des phénomènes qui sont strictement les mêmes. Si je dis à un agriculteur: «Votre sol aura disparu dans dix ans», est-ce que je parle de la nature, dont il se fiche comme de sa première récolte, ou de son territoire, qu’il est prêt à défendre bec et ongles? Des deux, bien sûr. Le problème, évidemment, c’est que nous n’avons à peu près plus aucune idée de ce qu’est le territoire sur lequel nous vivons. Si bien que ce même agriculteur va se rendre malade en détestant les écologistes, qu’il croit être ses ennemis, tout en assistant, impuissant, à la disparition de son sol.
Ma conviction est qu’il faut transformer toutes les questions que l’on attribuait à l’écologie dans des questions de territoire, d’occupation et de défense des sols. Ce qui était extérieur, la nature, il faut le faire passer sous vos pieds, le territoire. Et là, on regarde comment les gens vont réagir. C’est dangereux de dire les choses ainsi, parce que ça flirte un peu avec la pensée dite réactionnaire, mais c’est un passage essentiel.
Pourquoi les «réacs», comme les «progressistes», se trompent-ils?
Parce que justement, la question du territoire permet de rebattre les cartes des positions, et donc tous les affects politiques. Quand nous avions l’œil sur la globalisation, l’intérêt pour le territoire était considéré comme négatif, comme une preuve d’archaïsme, d’attachement ancestral et, en effet, réactionnaire. Mais maintenant que la globalisation est mise en doute, faute de territoire, je veux dire faute d’une terre assez vaste pour contenir tous les rêves de modernisation, brusquement, dans tous les pays à la fois, voilà que l’on prétend revenir aux frontières des anciens territoires nationaux. C’est vrai aux Etats-Unis comme dans l’Angleterre du Brexit, aussi bien qu’en Italie, en Hongrie, etc.
Mais ce retour au territoire est encore plus une fiction que la globalisation. Il est national, il est défini par des frontières étanches, il n’a économiquement aucun sens concret et, évidemment, du point de vue de toutes les choses qui définissent réellement un sol, un terrain, un lieu de vie, il est d’une totale abstraction. Vous n’allez pas faire tenir la question du climat dans les frontières de l’Etat-nation. Pas plus que celle des migrations. S’il y a donc un piège dans lequel il ne faut pas tomber, c’est de croire que le seul choix serait entre la globalisation sans terre habitable et l’Etat-nation sans définition concrète d’un sol réel. C’est pourquoi jepropose de parler du «terrestre»: le terrestre est un troisième pôle, un troisième attracteur si vous voulez, qui est défini tout simplement par le fait que vous faites coïncider la notion de territoire avec celle de subsistance. A partir de ce moment, tout peut commencer à changer.
Pourquoi la question de la subsistance viendrait-elle modifier la répartition des affects politiques entre gauche et droite?
Il faut que vous acceptiez de prendre les choses à l’envers: un territoire, ce n’est pas la circonscription administrative, par exemple la ville d’Avignon, c’est ce qui vous permet de subsister. Êtes-vous capable de définir ce qui vous permet, vous, de subsister? Si oui, alors je prétends que la liste que vous pouvez dresser de vos conditions de subsistance définit le territoire que vous habitez. Peu importe si vous devez y inclure des éléments répartis sur la Terre entière. Ce n’est pas l’espace qui définit un territoire, mais les attachements, les conditions de vie. Et j’ajouterais que vous avez un territoire si vous pouvez le visualiser et, bien sûr, que vous tentez de le faire prospérer et de le défendre avec et contre d’autres qui veulent se l’approprier.
Des questions liées : subsistance, visualisation, protection et défense. Mais supposez que vous n’ayez aucune idée précise de ce qui vous permet de subsister, ou une idée tellement abstraite que vous restiez suspendu en l’air quand je vous pose la question: «Qui êtes-vous, que voulez-vous, où habitez-vous?» Eh bien, je prétends que n’ayant pas de monde concret à décrire, vous êtes devenus incapables de définir vos «intérêts» et qu’ainsi, vous ne pourrez plus articuler aucune position politique défendable. Je prétends que la situation actuelle de retour général à l'État-nation derrière des murs vient directement de cette totale impossibilité de préciser quels intérêts on défend. Comment avoir des intérêts si vous ne pouvez pas décrire votre monde?
L’exemple du Brexit peut servir d’illustration: vous bénéficiez des crédits européens et vous votez contre l’Europe. Pourquoi? Parce que vous n’avez pas pu décrire concrètement ce qui vous permet de subsister. Je peux maintenant répondre à votre question sur la politique: si les partis ont quasiment disparu, à gauche comme à droite, c’est parce qu’ils sont devenus incapables de décrire les conditions de subsistance, et donc les conflits de subsistance, de leurs mandants. Pas de monde, pas d’intérêt, pas de politique, c’est aussi simple que ça. C’est pourquoi je suis obsédé par la description.
Vous allez jusqu’à dire que de nouveaux cahiers de doléances permettraient de sortir de la crise environnementale…
Parce qu’il y a dans l’épisode des cahiers de doléances de janvier à mai1789 exactement l’opération d’autodescription qui manque aujourd’hui. On demande à des gens de décrire leur territoire de subsistance en même temps que les injustices qu’ils y détectent et les moyens d’y mettre fin, c’est-à-dire la doléance. La doléance, c’est le contraire de la plainte inarticulée. C’est un cahier qui décrit les injustices et qui propose des réformes, mais après avoir décrit avec une extrême minutie comment ceux qui le rédigent font pour subsister.
Aussitôt que la description devient précise, les conflits apparaissent, les lignes de front se dessinent, on peut mouliner de la politique, alliances et retournements compris. Cela n’a rien à voir ni avec l’enquête objectivante faite de l’extérieur par des statisticiens de passage –les 60 000 cahiers de 1789 sont autant d’autodescriptions – et cela n’a rien à voir non plus avec de la démocratie participative – «Quelles sont vos idées sur ce qu’il faudrait faire?». Sans description préalable des conditions de vie, personne n’a d’idée particulière sur ce qu’il convient de faire. Avoir une position politique, ça dépend d’un travail. Ça ne se communique pas par des Tweet.
D’après les historiens de l’époque, l’autoconstitution du peuple français vient en grande partie de cette procédure. C’est la raison de mon intérêt pour elle: peut-on, en période de réaction généralisée, recharger la politique en permettant aux gens de décrire à nouveau ce qui leur permet de subsister, et donc d’avoir des intérêts, et donc des doléances, et donc une position politique? C’est tout ce processus que je nomme «retour au territoire». Cela n’a rien à voir évidemment avec le «retour à la terre», de triste mémoire...
Je ne vois pas comment pratiquement vous pourriez vérifier si vos hypothèses sont exactes et si cela permettrait à des gens de retrouver, grâce à la description une quelconque assise politique?
Je vous parie le contraire. Si vous m’autorisez à distribuer aux festivaliers qui sont assis devant nous un très simple questionnaire, avec juste trois questions, et que vous leur laissiez une heure ou deux pour y répondre, je vous parie que nous les transformons en partie en une assemblée politique de doléance, simplement parce qu’ils devront se concentrer à nouveau sur cette question de subsistance. Évidemment, le groupe que nous formons ce matin est tout à fait artificiel, personne ne nous a convoqué et personne ne m’a mandaté, mais nous pouvons en faire une approximation. D’ailleurs à Avignon, si c’est un peu du théâtre, cela ne peut pas être retenu contre nous! Ce qui compte, c’est de bien remplir la première question (faites la liste des entités qui assurent votre subsistance) avant de vous précipiter sur la dernière (faites la liste de ce ou ceux qui vous empêchent de prendre soin de votre territoire). J’ai fait déjà plusieurs fois de tels exercices et je sais que sans cela, les premiers participants vont se précipiter l’un pour dire qu’il faut d’abord «renverser le capitalisme» et le suivant qu’il faut «sauver la planète». L’exercice est tout différent. Ne nous précipitons pas sur la version agrégée de la politique avant d’avoir réussi à nous situer sur un territoire concret. L’image de la politique, il faut la recomposer pixel après pixel. N’ayez crainte, tout ce que vous vouliez défendre en parlant de nature, s’y retrouvera forcément.
Bruno Latour est philosophe et sociologue des sciences, professeur émérite associé au Médialab de Sciences Po. Il a écrit de nombreux ouvrages et articles sur l’anthropologie du monde moderne et sur notre relation à la nature: «Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie» (La Découverte, 1999), «Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique» (La Découverte, 2015). Son dernier livre, «Où atterrir? Comment s’orienter en politique» (La Découverte, 2017) est une réflexion sur les moyens intellectuels et politiques de changer un monde où les hommes sont «privés de terre».